mercredi 29 avril 2015

EVERY THING WILL BE FINE de Wim Wenders (2015)




AU FIL DU TEMPS

En 1984, PARIS TEXAS s'ouvrait sur un paysage désertique et chaud. Le continent africain ou un désert mexicain ou encore une contrée arabe ? A nous d'imaginer. 
En 2015, soit 30 ans plus tard, le nouveau film de Wim Wenders s'ouvre en 3D sur un intérieur chaud, silencieux, ocre et très rapidement sur un extérieur froid et enneigé sans aucune précision de pays. 
Là encore, à nous d'imaginer. Imaginer ce "jusqu'au bout du monde" c'est offrir une trop rare liberté au spectateur. Pour référence, c'était cela aussi ce même air de liberté dans le grand film de Lisandro Alonso LIVERPOOL et c'est un peu le même début.
Le nom du pays n'est plus important pour le globe-trotter qu'est devenu Wim Wenders (un ami proche vient de m'informer qu'il tournait la semaine prochaine près de Barcelone) 
Sauf à ses débuts et donc à l'émergence du jeune cinéma allemand dans les années 70, Wim ne connaissait qu'un pays; l'Allemagne. Et dans ce pays, dans son pays d'origine, il a construit l'une des premières impressionnantes périodes du cinéma contemporain allemand et mondial. 
Au fil du temps, il a parcouru tout son pays et toutes les villes comme son ami cinéaste, fou et génial Werner Herzog et bien d'autres.
Il a creusé une oeuvre cinématographique unique dans le cinéma des années 70/80 avec pour moi comme aboutissement en 1984, peut-être son oeuvre maîtresse PARIS, TEXAS et cette palme d'or qu'il reçut des mains de Dirk Bogarde, président du jury du festival de Cannes. 

Depuis 1985, Wim Wenders a travaillé l'image-cinéma sous trois formes différentes: le documentaire, le film de fiction et la 3D. Sa passion de découvertes, du voyage, de la photographie l'ont amené à concrétiser des oeuvres "de cinéma documenté" importantes tel que BUENA VISTA SOCIAL CLUB, LISBONNE STORY, THE SOUL OF A MAN et même un film majeur avec la sublime 3D dans PINA l'hommage à l'éternelle Pina Bausch.
Quand on aime le Wenders du début, on se disait depuis 1990 que sa voie était tracée dans le documentaire où il réussissait parfaitement face à des films de fiction non inspirés et faibles (LAND OF PLENTY, DON'T COME KNOCKING et THE PALERMO SHOOTING jamais sorti en salles) 
Wim a déclaré récemment: "Je vais bientôt avoir 70 ans et j'ai pris conscience qu'avec les difficultés et contraintes financières, les plannings de chacun etc.. finalement, il me reste peu de temps pour réaliser des films"
En fait depuis deux ans, il travaillait sur un film de fiction, intimiste, loin de l'Allemagne et avec un casting riche et sexy. En adaptant un scénario écrit "sur mesure" pour lui, Wim Wenders réalise son 22ème film de fiction en caméra 3D.

Finalement, au fil du temps, tout ira bien dans le meilleur des mondes possibles.


L'ÉTAT DES CHOSES

Tout ira bien dans le meilleur des mondes possibles.  Every thing will be fine. Encore une liberté, celle d'imaginer une traduction au titre anglais de son nouveau film. 
Or, on peut penser que tout va mal pendant deux heures. Dès le début, avec le manque d'inspiration de l'écrivain, du froid climatique, de la crise d'un couple (James Franco/Rachel McAdams) et puis très vite l'accident de voiture. Le petit garçon renversé par la voiture de l'écrivain, l'intellectuel présumé coupable d'un assassinat involontaire. Mais là où Wenders nous avait laissé avec son Alice dans les villes en 1975, il choisit en 2015 de remettre en scène l'enfance avec le jeune Christopher choqué et muet devant l'accident mortel de son frère et que l'on va suivre pendant presque 12 ans. 
A travers une saisissante image 3D, c'est un nouveau regard sur une enfance endeuillée et une adolescence agressive au sein d'une campagne éloignée.
Dès les premières images du film, une incroyable douceur se dégage dans le premier mouvement de la caméra. Et celui-ci est loin d'être un faux mouvement. Les images de la nature en 3D, la caméra qui se déplace sensuellement avec la musique très "hitchcockienne" d'Alexandre Desplat (très fort) ce climat incroyablement hypnotique qui s'installe progressivement. C'est dans un climat de profonde sensualité et d'une grande et profonde beauté visuelle, la référence aux maîtres Andreï Tarkovski (Stalker) et Douglas Sirk me parait incontournable. Les personnages arrivent lentement et l'histoire s'installe progressivement avec un "piège scénaristique" foudroyant et l'accident de voiture qui passera de l'insouciance à la gravité la plus absolue.
Tout bascule en quelques minutes dans le "tout ira très mal" et comme Travis dans PARIS, TEXAS, le personnage principal de l'écrivain (avec un James Franco très investi et troublant) va s'enfermer dans son mal à l'aise et sa culpabilité entraînant avec lui tous les personnages. Comment être à la fois si loin et si proche.
A partir de là,  le film s'installe dans une forte complexité relationnelle qu'elle soit familiale, de relation dans le couple ou sociale. Il faut être un grand, un très grand cinéaste pour tenter de dénouer tous ces noeuds psychologiques par le cinéma. Et Wim Wenders va tout maîtriser, formellement et intérieurement. 
C'est grandiose du début à la fin. 
En maîtrisant l'image 3D, en rendant les relations si personnelles entre les personnages si proches de nous, comme si l'on était avec eux, Wim Wenders installe une magie visuelle stupéfiante et une grande liberté dans la créativité cinématographique.

LE PRINCIPE DE L'INCERTITUDE

La difficulté est permanente. Les relations entre l'écrivain-intellectuel renfermé, forcément par nature taciturne et ces trois femmes qu'il croise et avec qui il va tenter de vivre, un peu mais en vain. 
Ce tâtonnement, cette incertitude, cette indécision masculine face à une exigence féminine juste, légitime et permanente solidement personnifiée chez les trois femmes qui vont tenter de vivre ou de survivre avec cet écrivain tourmenté à plusieurs niveaux (le père atteint d'Alzheimer, la culpabilité de l'accident, le manque d'inspiration pour l'écriture de son livre, sa stérilité) 
Un personnage d'une rare complexité et que Wenders va affronter et tenter de comprendre avec sa caméra et son outil cinéma. 
Le défi est immense mais Wim s'y connait dans la mise en scène de l'état des choses de la vie.
Incroyable travail de l'acteur James Franco, étiqueté Hollywood" donc très "bankable" et qui dans ce film nous hypnotise et nous transporte avec lui dans des méandres psychologiques complexes et raffinées et très loin des "gros bras" qu'il a l'habitude de jouer aux Etats-Unis. La marque d'un grand cinéaste est aussi de pulvériser les "idées reçues", les codes d'un certain cinéma commercial et de savoir créer, dans le cas d'une immense star américaine comme James Franco, un personnage avec une ambiguïté européenne.
Les trois femmes qui jalonnent sa vie magnifiquement valorisées par l'interprétation juste, maîtrisée et sensible de Rachel McAdams, Charlotte Gainsbourg et Marie-Josée Croze.
C'est un casting de rêve, hyper sexy et qui est magnifié par la beauté des  images et des couleurs de Benoit Debie, directeur photo de tous les films de Gaspar Noé dont le dernier LOVE présenté au prochain festival de Cannes à minuit en séance spéciale.
Le film est une traversée du temps, sur une dizaine d'années avec le passage de l'enfance à l'adolescence. L'enfance meurtrie et renfermée jusqu'à l'adolescence rancunière, nécessairement naïve et aussi agressive (l'urine sur le lit) La violence de cet adolescent qui aboutira à l'explication profonde autour de deux bières entre le "meurtrier innocent" et le frère du mort par accident. 
Je dirais une douce agressivité naturelle de l'adolescent qui aurait pu virer plus mal (la scène grandiose de la dédicace des livres dans le jardin public où l'on sent qu'un flingue peut sortir du sac de l'étudiant afin de tuer Franco) Mais une fois de plus, Wenders nous entraîne ailleurs et ce sera vers la non-violence. The end of violence.

SI LOIN, SI PROCHE 

Maintenant il y a l'émotion. 
J'ai ressenti des moments de grâce et d'émotion très intense au milieu de ce labyrinthe relationnel masculin/féminin. Ces émotions peuvent arriver en voyant une image, une scène formelle, en écoutant un dialogue ou une situation qu'on a l'impression d'avoir déjà vécu.
Un objet. Un marque-page. Un tableau etc.
Quand James Franco sort de la maison de Charlotte Gainsbourg après l'explication qui va les délivrer tous deux, la caméra suit l'acteur dans un mouvement de travelling qui n'en finit pas. Un mouvement qui parait éternel, si beau, si profond qu'il devrait durer des minutes, des heures, une vie. Cette scène est sublime et m'a bouleversé parce j'ai senti que Wenders ne voulait pas l'arrêter mais la faire durer le plus longtemps possible. Un vrai moment de cinéma libre et j'ai repensé à la phrase de François Truffaut dans LA NUIT AMERICAINE:

"Je sais, il y a la vie privée, mais la vie privée, elle est boiteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie, Alphonse. Il n'y a pas d'embouteillages dans les films, il n'y a pas de temps morts. Les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail de cinéma ».

C'est un moment de grâce cinématographique infinie qui me parait incroyablement profond et qui nous fait mieux comprendre tout l'amour que Wenders porte au cinéma d'Ozu.

Les larmes aux yeux, je pense aussi à cette scène du manège aérien pendant la fête foraine et ce plan fabuleux en 3D des personnages suspendus par-delà les nuages dans un tourbillon de couleurs et de vie. Un plan dément avec des visages grimaçants, apeurés et figés dans ce mouvement circulaire endiablé et presque suicidaire (un accident surviendra d'ailleurs par la suite pendant cette fête foraine)
En écho imagé, là encore, je ne peux pas m'empêcher de citer deux grands créateurs européens que sont Raul Ruiz n'est pas loin avec son HYPOTHESE DU TABLEAU VOLÉ mais surtout, pour ma part, le plus beau film de Manoel de Oliveira, LE JOUR DU DESESPOIR réalisé en 1992. 

Et bien sûr, ces plans de transparence, des vitres urbaines comme de l'eau et le reflet des visages, comme un reflet d'une intériorité suspendue. 
A milieu d'une incroyable beauté des plans intérieurs de café digne des plus belles peintures d'Edward Hopper, le nécessaire dialogue humain arrivera dans une sorte de semi-somnolence qui laisse entrevoir un espoir de tranquillité de vie.

Merci Wim.

Guy Malugani.

A Manoel de Oliveira.



(Photos : James Franco dans EVERY THING WILL BE FINE)